Enseigner à l’heure de netflix

Je vous entends d’ici « Quel drôle de titre, de quoi il veut parler ». J’écris cet article suite à diverses discussions avec les uns et les autres, et aussi parce que c’est un questionnement qui revient souvent, tant pour les élèves que pour moi.

A l’approche de la rentrée, c’est l’occasion de discuter un peu avant de se retrouver.
Alors ce questionnement, c’est celui de la diffusion du savoir. Vous le savez, j’ai été formé en Chine et là-bas, la question ne se pose même pas. Vous apprenez dans le kwoon auprès du maître et malheur à vous si vous allez voir ailleurs. Quand vous entrez dans le cercle des « closed door students », vous recevez un enseignement qui vous est réservé et malheur à vous si vous osez transmettre dans le dos du maître. Le partage est réfléchi, on montre à untel ou untel et on ne montre pas à un autre, pour des raisons valables (question de niveau) ou moins avouables (affinités avec l’élève par exemple).

En occident, par nature nous avons acquis l’habitude de montrer ce que l’on sait. Là encore la raison peut être valable (envie de partager, bienveillance vis-à-vis de l’autre) ou beaucoup moins (se faire briller). Remis dans une salle d’arts martiaux, cela veut dire qu’on va facilement montrer des techniques, son savoir ou l’expérience que l’on a acquis aux débutants ou à ceux que l’on juge en avoir besoin sans trop se poser de question.

Et pourtant c’est là que le questionnement vient, ou devrait venir.

Pour les élèves qui montrent d’abord. Un élève est un pratiquant en cours d’apprentissage par définition. Cela signifie qu’il a un certain niveau, qui lui est propre, avec des clés de compréhension qui lui sont propres. Lorsqu’il partage ce qu’il sait, est-il sûr de partager ce qui est bon pour l’autre ?

Est-ce que dire à un camarade en train d’apprendre le Cham Kiu « tu sais, dans la forme des couteaux on se positionne comme ça, alors tu devrais essayer » est une bonne chose. Est-ce que dire « c’est le maître qui m’a dit ça » est gage d’un partage réussi ? Imaginez que le maître ait donné une clé à un pratiquant léger qui s’adapte parfaitement à son gabarit et que celui-ci aille fièrement donner ce « secret » à son copain qui fait 2 mètres. Bien sûr je caricature, mais vous comprenez du coup l’idée. De même en dehors du kwoon, lorsque certains montrent à des personnes qui sont curieuses de découvrir l’art martial wing chun, sont-ils bien sûr de bien représenter l’art ? Est-ce que leur pratique est suffisamment solide pour que ceux qui regardent reçoivent une idée juste ?

Pour les élèves moins avancés qui demandent à aller plus loin ensuite. Bien sûr quand on est passionné, on a envie d’avancer, on a aussi envie de montrer que l’on s’implique et qu’on travaille bien. Pour certains, c’est peut-être un peu moins « sérieux », ils veulent juste avancer pour pouvoir se dire « ça y est, j’ai fait le tour, le wing chun je maîtrise ».

Pour d’autres, ils estiment au bout d’un certain nombre d’années qu’il serait normal qu’on leur montre ceci ou cela. Alors si ça ne vient pas du maître, ils vont chercher d’autres sources parmi leurs camarades par exemple. Tout cela peut se comprendre aisément. Mais alors se pose la question : êtes-vous bien certain que vous êtes au bon moment de votre apprentissage pour recevoir ce que vous demandez ? Et puis à qui demandez-vous ? Un avancé ? OK, où en est-il lui-même de son apprentissage, a-t-il réellement compris les tenants et aboutissants de ce qu’il veut bien vous montrer. Et puis surtout, que va-t-il vous montrer ? Est-ce que vous montrer « la forme » du mannequin sans autre explication vous est bénéfique ? Imaginez que le pratiquant n°1 a appris auprès du maître, qu’il montre au pratiquant n°2 qui du coup montre au pratiquant n°3 et ainsi de suite. Au bout du 5ème pratiquant, que sera devenu le savoir partagé par rapport au savoir donné par le maître ?

Et c’est là que j’en viens à mon propre questionnement. Comment montrer sans dénaturer ? Le choix que j’ai fait, vous le savez, c’est de montrer 80% du wing chun en cours collectifs, d’amener tout le monde à comprendre les 3 premières formes, et quand la salle le permettait, de montrer le mannequin aussi puisque c’est une synthèse de tout le reste. Pour les armes, c’est un enseignement avancé que je donne en cours particuliers. Il y a plein de raisons à cela. Mais réfléchissez à celle-ci : l’enseignement avancé ne peut pas être le même entre un pratiquant et un autre.

Chacun aura avancé à sa manière, son rythme et suivant sa recherche. Il vient donc un moment où apprendre en commun n’est pas le plus bénéfique. Et je dis bien « il vient un moment ». La patience dans les arts martiaux est une vertu et attendre son heure peut être long, c’est vrai. Je n’irai pas plus loin dans ce débat là car mon questionnement aujourd’hui est plus large que cela. En parallèle, j’ai mis en place et je continue à travailler à cela, une formation d’instructeurs/animateurs. Ce sont des élèves qui s’engagent volontairement sur le chemin de l’enseignement. Eux savent ce qu’il en est de la transmission et vous verrez que ce ne sont pas les instructeurs qui partagent le plus.

Pourquoi d’après vous ? Car ils deviennent égoïstes et se gardent le savoir ? Pas très logique puisqu’ils enseignent J Non, ils ont compris que donner au mauvais moment, ou trop vite, ou mal n’est pas une bonne chose.

Je vois bien que certains à qui je n’ai pas montré sont capables de faire la forme du mannequin, la forme des couteaux, tout au moins la chorégraphie des formes. J’entends aussi que certains « montrent » le wing chun à des personnes curieuses de découvrir, voire même donnent des cours sans m’en avoir parlé. Dois-je m’en inquiéter ou m’en réjouir ?

M’en inquiéter car après tout, si le savoir se diffuse ainsi, quel est mon rôle ? Est-ce que les élèves qui estiment pouvoir se passer de mes conseils ne vont pas aussi estimer un beau jour qu’ils ont tout appris car ils savent présenter toutes les formes, quitte à le transmettre ensuite à d’autres ? Et jusqu’où cela peut-il aller ? M’en inquiéter aussi car qu’on le veuille ou non, c’est mon école qui est représentée au travers des élèves qui portent le t-shirt France Wing Chun. Alors si ce qu’ils montrent n’est pas d’une qualité minimale c’est mon image et celle du wing chun qui potentiellement se ternissent.

M’en réjouir car cela montre que l’envie est là, que la passion même est là et donne envie de partager, de faire découvrir à d’autres notre art martial. Cela montre que j’ai des élèves qui veulent apprendre, et qui une fois sortis du cours n’arrêtent pas et s’entrainent par eux même. Cela veut dire aussi que l’esprit de groupe existe, que les grands frères accompagnent les petits frères. Savoir cela est gratifiant, car l’école existe au-delà des cours et l’esprit de bienveillance et d’entraide que je prône existe bel et bien.

Alors quoi faire ? Est-ce que je dois faire comme la mode de netflix et autres plateformes ont mis dans l’air du temps (et oui, je reviens au titre !), c’est-à-dire tout partager avec tout le monde ? Tant pis pour le piratage et les partages de codes que l’on apprécie tant, tant pis pour la consommation à outrance à défaut de la qualité. Et tant pis pour ce qu’il reste de l’enseignement une fois l’ordinateur éteint ?

Dois-je continuer mon chemin ? C’est-à-dire enseigner sans réserve en cours collectif pour la plus grande partie de l’enseignement, miser sur l’humain, créer un lien, un groupe, conseiller mes élèves en leur donnant ce dont ils ont besoin, et puis pour certains seulement qui auront montré leur engagement, entrer quand le temps est venu dans une autre phase avec le risque de décourager les plus impatients ?

Vous voyez qu’un simple partage de connaissance peut aller loin dans le questionnement ! Alors ne vous méprenez pas, le partage reste une très bonne chose, mais dans certaines limites. A ceux qui montrent, j’aurais tendance à dire que vous devez faire la part des choses entre ce qui vous a été donné à titre personnel pour votre évolution, et les grands principes qu’en effet il serait bon que chaque élève comprenne. Céder à l’impatience de vos camarades moins avancés n’est pas nécessairement leur rendre service. Quant à montrer le wing chun à des curieux, ça peut être une bonne chose, mais là encore, rappelez-vous toujours que vous représentez votre maître. On peut donner envie aux autres et les encourager à venir voir un cours, attiser leur curiosité, parler des concepts, mais on n’est pas obligé de s’improviser prof pour une heure ou pour un jour : ramenez vos copains en cours, remplissez les salles d’arts martiaux, et là le partage sera réel !

A ceux qui aimeraient aller plus vite, dites-vous bien qu’à un moment ou un autre, accumuler des connaissances dont on ne sait pas vraiment quoi faire peut-être satisfaisant pour l’ego, mais ne sera jamais, malgré les apparences, le meilleur moyen d’avancer.

Et me concernant, j’aimerais assez avoir vos retours sur cette question 😉 Si vous étiez à ma place, avec un trésor entre les mains (ce trésor, sans prétention aucune, c’est bien sûr le wing chun), et que vous vous étiez donné comme mission de transmettre ce trésor dans toute sa splendeur, vous feriez comment…

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