Les ceintures au centre d’un dilemme

ACCEPTER D’ÉCHOUER POUR RÉUSSIR

Décrocher une ceinture pour un élève et remettre cette ceinture pour un enseignant, est un acte plein de symbolisme. Pour certains élèves, passées les premières années, c’est un rêve d’accéder à la sacro-sainte ceinture noire. Combien d’enfants n’ont pas rêvé devant leurs idoles « ceinture noire » de ceci ou encore mieux « 3ème ou 6ème dan » de cela. Cette ceinture faisait rêver et témoignait d’un travail acharné et d’un niveau certain.

Aujourd’hui pourtant, être ceinture noire semble à la portée de tous. La plupart des personnes un tant soit peu assidues aux entrainements, pourront, au bout de quelques années, bien souvent moins de 10 ans voire même moins de 5 ans selon les écoles, décrocher le fameux sésame. Mais comment est-ce possible ? Comment, alors que par le passé certains consacraient leur vie, leur temps, montraient une ténacité à toute épreuve et n’arrivaient à décrocher leur ceinture qu’après bien des années, comment aujourd’hui certains à raison de 4 ou 5 heures d’entrainement hebdomadaires réussissent à en faire autant en deux à trois fois moins de temps ?

Vous voyez certainement où je veux en venir. Et oui, à l’image de ce que l’on entend aux informations toutes les semaines ou tous les mois, force est de constater que « le niveau baisse ». Pour des pratiquants de longue date comme moi, le constat est sans appel : les 3ème Dan d’aujourd’hui ne rivalisent pas avec les 1ere Dan d’hier. Alors la question qui se pose est comment en est-on arrivés là. Pour les arts martiaux, il ne faut pas le cacher, c’est l’intervention des fédérations qui a changé petit à petits les choses.

Les ceintures fédérales ont été au départ mises en place pour que les maitres d’arts martiaux envoient leurs meilleurs élèves et souvent ceux qui souhaitaient enseigner, obtenir une reconnaissance de l’état de leur niveau. Mais là où le maitre était celui qui régulait le système, il s’est retrouvé relégué au second plan, la fédération devenant ainsi le maitre de votre destin martial.

Aujourd’hui, les fédérations ont des considérations bien différentes, la survie de celle-ci étant la première. Dépendant uniquement du nombre de licenciés pour leur gestion et l’acquisition de subventions, la conséquence est de mettre des programmes uniformes, simple à juger pour l’ensemble des disciplines.

Prenons l’exemple du wing chun. Pour passer sa ceinture noire fédérale, la présentation de 2 formes est demandée, accompagnée de quelques applications. Pour vous qui êtes en train d’apprendre le wing chun, j’imagine que cela doit vous choquer. Imaginez pouvoir être « diplomé » d’une ceinture noire juste en connaissant le Cham Kiu ! Cela n’a évidemment aucun sens et est même néfaste pour l’art martial.

Mais ce paradoxe à été créé parce que l’on sait par les données statistiques, qu’un pratiquant lambda ne reste que trois à quatre ans. Il faut donc par obligation le motiver au moment où il va partir par une méga carotte afin de le retenir.

On pourrait se dire revenons à l’ancienne mode et redonnons sa place au professeur, au maitre, car lui est intègre et n’a pas perdu les valeurs des arts martiaux, il ne va pas encourager ses élèves à se présenter avec un tel niveau s’ils ne le méritent pas. Ainsi, lorsque les élèves se présenteront avec l’aval de leur professeur, ils n’auront pas vraiment de difficulté à repartir avec le précieux sésame et auront le niveau.

Oui, mais cela est sans compter sur la concurrence féroce que se livrent les écoles en dehors des kwoon ou des tatamis. Car tout comme les fédérations, le plus gros combat est en dehors, il s’agit tout simplement de réussir à maintenir son école. Pour cela, il faut pouvoir se défendre face aux mairies et autres administrations en montrant que l’on peut participer au rayonnement de la commune. Et un moyen qui fonctionne bien est d’arriver en disant « dans mon école, il y a X ceintures noires », « je forme X nouvelles ceintures noires tous les ans, c’est bon pour l’image de la ville », et ainsi de suite. De cette manière, subventions, salles municipales, infrastructure, tout devient plus facile. Oui, mais qu’en est-il des arts martiaux ?

Aux vues de ces critères, de ces besoins qui ont changé, on voit bien que revenir en arrière n’est plus possible, et serait inefficace. Il faut donc se réinventer. C’est pour cela que j’ai dans mon école, petit à petit, pris le parti de modifier le système de grade, et que je me suis mis dans une fédération assez ouverte afin de mettre ce système en place.

Malgré tout, en tant que professeur, la remise des ceintures, le passage des grades me plonge dans un dilemme à multiples facettes, combinaison de l’attente technique, du système de récompense pour encourager l’élève et faire vivre l’école, et de cette dose inexplicable de vie qui montre que l’élève devient l’art martial.

Pour vous qui me connaissez, vous savez certainement que dans la section où j’enseigne, il n’y a pas de ceintures de niveaux. Cela parait étonnant vu que l’ensemble des autres sections France Wing Chun se plient à l’exercice à ma demande. Alors avant toute chose, sachez que l’intérêt de ces ceintures, notamment celles de couleur, est d’assurer à l’ensemble des sections un enseignement de qualité, cadré et relativement homogène. Forcément étant le fondateur de l’école, je n’ai pas réellement besoin de m’accrocher à un programme pour savoir où j’emmène les élèves.

Mais en disant cela, vous vous doutez bien que l’explication reste incomplète, et puis cela n’empêcherait pas d’organiser les passages des 1eres Dan que je suis le seul à faire passer.

Alors pourquoi tant de réticences devant un évènement que les élèves pour certains espèrent ou attendent.

Comme je disais avant, un passage de grade, quel qu’il soit, représente à mes yeux 3 choses. Les deux premières sont assez simples. Il s’agit en premier lieu d’un niveau technique et en second lieu d’un système de récompense/encouragement. OK, rien de bien compliqué. Ceinture orange, il faut présenter le Cham Kiu et quelques applications. Si l’élève fait correctement son travail, il devrait logiquement décrocher sa ceinture. Mais là commence mon dilemme. La logique, l’obligation presque, à remettre sa ceinture à un élève qui se présente à l’examen. Car aujourd’hui, l’heure est à l’éducation positive. On ne réprimande pas, on ne fait pas redoubler. On encourage. On souligne tout ce qui est bien et on laisse de côté ce qui est moins bien. Et qu’on le veuille ou non, cela est vrai dans les arts martiaux.

Prenons un exemple. Si l’élève fait « bien » sa forme (exemple le Cham Kiu), mais que dans le même temps il commet un certain nombre d’erreurs au cours d’autres exercices, sur des notions abordées par le passé (par exemple, la ligne centrale du Siu Lim). Que faire ? Lui remettre sa ceinture, ou bien ne pas lui remettre et l’encourager à retourner travailler son Siu Lim ? Pour certains élèves, il n’y aura aucun mal à admettre que oui, ils ont un peu laissé tomber le Siu Lim pour se concentrer sur le Cham Kiu et ils retourneront travailler avec humilité. Mais pour d’autres, ce sera un coup d’arrêt à leur pratique. Pourquoi on ne leur remet pas leur ceinture ? Ils sont venus aux entrainements, ils ont fait ce qui était demandé pour la ceinture, etc. Ces élèves-là, fort à parier qu’ils ne feront plus partie des rangs à la rentrée suivante, par colère ou découragement. C’est dommage à la fois pour eux, et aussi pour l’école.

Mais pourtant une ceinture n’est qu’une étape dans la formation. Et qui dit étape, dit que tout ce qui s’est passé avant n’a pas disparu et est indispensable à la progression ! Vous m’entendez souvent dire qu’il faut passer sur chaque forme un minimum de trois fois, avoir fait tout le système entièrement au moins trois fois pour pouvoir prétendre commencer à comprendre le système Wing Chun. Alors est-ce que lorsqu’une ceinture verte est remise, cette ceinture représentant le Siu Lim Tau, vous pensez que cela signifie que l’élève « maîtrise » le Siu Lim Tau ? Bien évidemment que non. Alors que veut dire remettre une ceinture verte Siu Lim Tau ? Vous voyez ici apparaitre mon deuxième dilemme. Si l’élève qui reçoit la ceinture pense avoir compris la forme, et passe à la suivante sans se poser plus de questions, alors la ceinture fait plus de mal que de bien. Cela devient juste une carotte, l’élève peut être va travailler « pour la ceinture ». C’est un moyen comme un autre de motiver les gens, mais à partir du moment où la motivation s’arrête lorsqu’il n’y a plus de carotte, comment faire pour continuer. Il faudrait créer un nombre bien plus grand de ceintures, une ceinture noire et verte, puis noire et orange, et ainsi de suite…

Revenons à la ceinture noire, car celle-ci reste particulière aux yeux de beaucoup. Suivant cette idée que nous venons de discuter, une part non négligeable de pratiquants considèrent la ceinture noire comme un objectif. Sauf qu’en réalité, la ceinture noire n’est que le début de l’apprentissage. Les bases sont là (les bases, pas la maîtrise), et l’élève a vu une première fois une partie du système. Logiquement, il a également montré au cours des années des valeurs humaines qui seront reconnues au travers de cette ceinture. C’est donc à ce stade que l’engagement mutuel entre l’élève et le professeur prend une dimension totalement différente. C’est à ce stade aussi que la relation entre l’élève et son art martial doit évoluer. Cette ceinture est porteuse de lourdes responsabilités !

Vient le troisième dilemme, le plus compliqué à expliquer, et pourtant celui qui me parait fondamental. Un pratiquant doit vivre son art. Et cela doit se sentir dans chacun de ses gestes. Bien entendu, un débutant qui découvre chaque mouvement ne mettra pas la même intention dans son geste, mais au fur et à mesure de l’expérience, des grades, des ceintures, il ne devrait plus être possible de voir un élève faire « pour faire » ou faire avec une intention totalement divergente. Et pourtant, cela arrive.

Cela sera facilement pardonné au début de la formation. Mais quand, lors d’une cérémonie de passage de 1ere Duan, nous, en tant que professeurs, voyons des élèves qui ne vivent pas leur art de la « bonne manière », ne mettent aucune vie ou pas les intentions que l’on attend d’eux dans ce qu’ils font, cela devient difficile de remettre cette ceinture.

Mais là encore, comment dire à un élève qui partage votre passion, qui vient s’entrainer auprès de vous depuis plusieurs années, qui vient de se plier à « l’exercice » du passage de grade en réalisant parfaitement ou presque les techniques demandées, que vous n’allez pas lui remettre sa ceinture, sur un critère qui peut sembler purement subjectif. Je n’ai pas trouvé la réponse à cette question.

Pour cette raison, ceux qui ont reçu leur ceinture le savent, ceux qui ont échoué à l’examen ne le savent pas. Certainement qu’ils l’ont compris avec le temps, mais je n’ai pas réussi à aller les voir pour leur expliquer une chose qui me parait inexplicable. Qu’on peut être une ceinture noire en n’étant pas le meilleur technicien du monde parce qu’on « transpire » l’art martial, qu’on se l’approprie, qu’on y met ce que l’on est. Et qu’on peut au contraire être un technicien brillant, assidu, carré, qui ne mérite pas encore une ceinture, car il manque « ce petit quelquechose », qui fera que progresser vers les stades suivants sera difficile.

En vous expliquant ceci aujourd’hui, je tente de vous faire comprendre qu’une ceinture, et plus que tout, une ceinture noire, n’est pas juste une récompense. C’est un symbole de ce que vous faites, ce que vous représentez, ce que vous êtes. C’est une étape sur un chemin, qui ne fait rien d’autre que vous montrer que le chemin ne fait que commencer. Ne pas décrocher sa ceinture ne veut pas dire qu’on ne sera pas, un jour, un excellent pratiquant.

Cela veut juste dire que pour l’instant, avant d’aller plus loin, il serait mieux de renforcer les bases, trouver sa place et exprimer qui l’on est au niveau où l’on est.

A ce jour je n’ai pas fait repasser de grades, en proie à ces dilemmes, ne voulant ni décourager les élèves si jamais ils devaient échouer, ni les faire fuir devant l’apparente difficulté à mériter ces ceintures dans mon école, au risque de faire du mal à l’école, et par-dessus tout ne voulant pas entrer dans le jeu pervers qui a fait perdre inlassablement le niveau lié à chaque ceinture dans toutes les disciplines martiales du monde.

La contrepartie, c’est que certains pourtant bien avancés dans leur formation, vont arrêter, perdus, ne sachant pas du tout où ils en sont, ni s’ils sont sur la bonne voie et vont se sentir découragés, abandonnés dans leur progression.

Alors remettre des ceintures à leur juste valeur, ce qui peut se traduire par un nombre bien moins important d’élèves « récompensés » mais un niveau certain, au risque de décourager ceux qui n’arriveront pas à décrocher le grade, c’est ce que mon système de valeur me dicte.

« Distribuer » plus facilement les ceintures quitte à ce qu’elles ne veuillent plus dire grand-chose mais en s’en servant juste de système d’encouragement pour que les élèves continuent avec plein d’enthousiasme, c’est ce que la part occidentale en moi reconnait qu’il faudrait faire.

Ne plus faire de ceintures du tout et rester en dehors du système pour s’accorder une paix de l’esprit au risque que l’école disparaisse car les jeunes générations auront bien du mal à avancer sans récompense, c’est ma formation asiatique qui parle.

Ou trouver un intermédiaire improbable entre tout cela, voilà le dilemme d’un professeur aujourd’hui, voilà mon dilemme.

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